Catégorie : intelligence économique
Réquisitoire d’un procureur au procès de Nanterre contre certaines pratiques du milieu de l' »intelligence économique »
Extraits de la chronique du procès :
Jean-François Dominguez n’aime vraiment pas la lumière, et encore moins celle que braque sur lui la machine judiciaire. Donner publiquement son identité lui est déjà un calvaire. Dans son monde, on l’appelle François tout court.
Il avait 17ans quand il s’est engagé dans la Légion étrangère, et il a connu depuis bien des fronts de guerre, de l’ex-Yougoslavie dans les rangs de l’armée croate à la Birmanie avec les rebelles karen, en passant par la Côte d’Ivoire, l’Irak ou l’Afghanistan.
Son avocate, Me Céline Lasek, fait ce qu’elle peut pour contenir la rugosité du tempérament de son client, qui comparaît depuis lundi 17octobre devant le tribunal de Nanterre aux côtés de cinq autres personnes dans une sale affaire de piratage informatique.A côté de Jean-François Dominguez, on trouve Thierry Lorho, un ancien agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les deux hommes se sont connus sur le terrain, dans des missions de renseignement. Thierry Lorho s’est reconverti dans l’intelligence économique à la tête de son agence, Kargus Consultants. Dans son portefeuille de clientèle, il avait plusieurs grandes entreprises, dont EDF, Chanel ou Nestlé. Et parmi ses sous-traitants, un précieux informaticien domicilié au Maroc, Alain Quiros, devenu expert dans l’art de pirater les systèmes informatiques.
A Jean-François Dominguez, il est reproché d’avoir ordonné, par l’intermédiaire de Thierry Lorho et Alain Quiros, le piratage du Laboratoire national de dépistage du dopage (LNDD) et celui de l’ordinateur personnel d’un avocat, Me Frederik-Karel Canoy
[…]
– Si vous prenez une mission, vous prenez et vous vous taisez. Après, faut pas jouer la Vierge effarouchée », s’agace Jean-François Dominguez. Il dit encore: « Dans notre métier, on vit dans des zones grises, un peu floues, entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Et on s’en arrange assez facilement. »
Thierry Lorho confirme:
– Je pense que c’est assez difficile pour vous d’appréhender notre univers. Dans mon ancienne activité [agent de la DGSE], la loi ne rentre pas. C’est un monde qui n’a pas de règles. Un monde où quand on se lève le matin, on n’est pas sûr de voir le soir. Alors, quand on en sort, on n’a pas ce sas, ce réflexe qui nous permet de dire: ce que tu faisais avant, tu ne dois plus le faire après.
La voix de la présidente tombe, tranchante, sur le prévenu mal à l’aise qui lui fait face:
– Monsieur, comme citoyen, ce réflexe, vous auriez dû l’avoir immédiatement.
Réquisitions du procureur Benjamin Branchet au procès de piratage économique instruit depuis une semaine devant le tribunal de Nanterre :
Votre devoir [celui des juges] est de dire à tous ceux qui gravitent autour de la nébuleuse de l’intelligence économique que l’état de droit ne saurait tolérer l’usage de procédés qui, outre le fait de le blesser, instillent de manière sournoise dans l’esprit collectif qu’en dehors de l’action régulière des pouvoirs publics, il existe des groupes d’individus formant des officines privées et maîtrisant des procédés d’investigation que seule la police républicaine est normalement en droit d’utiliser et ce, dans le seul dessein de satisfaire des intérêts privés.
Tout ce qui contribue à faire prospérer ce monde souterrain interlope où règnent le secret, la clandestinité, l’application d’une loi qui n’est pas celle de la République et l’intimidation doit être condamné avec fermeté.
[…]
Ce type de dossier est emblématique et c’est l’honneur de la justice que vous représentez aujourd’hui de rappeler à tous que l’égalité devant la loi constitue certainement le socle sur lequel repose l’édifice républicain. Le bâtir ne fut pas une mince affaire, l’histoire de notre pays en est le témoin. Le laisser se fissurer nous exposerait tous à voir disparaître avec effroi ce qui fait la grandeur de la France: la protection des droits fondamentaux et la séparation des pouvoirs.
Nul ne doit se sentir autorisé à violer la loi, quels que soient sa fonction, son passé et l’état de ses réseaux d’influence. C’est ce message solennel que vous [les juges] devez, par votre jugement, adresser aux prévenus.
Une amende de 1,5 million d’euros a été requise contre EDF, qui comparaît en tant que personne morale devant le tribunal correctionnel de Nanterre pour l’espionnage informatique de Greenpeace en 2006. Le groupe est jugé pour « complicité et recel d’intrusion frauduleuse informatique »
Le procureur de la République a également requis une peine d’emprisonnement de 3 ans dont 30 mois avec sursis et mise à l’épreuve, assortie d’une forte amende contre les deux anciens responsables de la sécurité du groupe EDF soupçonnés d’être à l’origine de piratage.
Source :
article du Monde du 24 octobre 2011.